Guy Waerenburgh à propos du cirque, de la vie et du cours des choses

Dans « Der Lauf der Dinge » (Le Cours des choses), une réaction en chaîne impliquant seaux en fer-blanc, tours de briques et assiettes tournantes conduit le public à se lâcher complètement. Le jongleur Guy Waerenburgh combine divertissement effronté et participation (pas si) innocente du public d’une part et sagesse philosophique fortuite d’autre part. « Bienvenue. Ceci n’est pas un spectacle. »

Der Lauf der Dinge

Scène insolite dans une gare : un homme avec un seau en fer blanc sur la tête. Il y a les navetteurs aguerris qui ont appris à ignorer les mendiants et les psychotiques. Quelques ados prennent des selfies en se bidonnant. D’autres secouent la tête en se demandant où va le monde. « Dans le rang », se disent les hommes de Securail qui se pointent quelques instants après avoir été appelés, prêts à rogner les ailes à ce drôle d’énergumène. Mais on l’autorise à poursuivre quelques instants, au nom de l’art. « Ceci n’est pas un spectacle », peut-on lire sur une petite pancarte, en clin d’œil au peintre Magritte et à l’état d’esprit dont se prévalent nos artistes, le surréalisme belge. Même si Guy Waerenburgh vit et travaille depuis longtemps dans le nord de la France, c’est en Flandre occidentale que sont ses racines, et il en a gardé l’accent.

« Je suis né à Mouscron (BE), mais j’ai effectué ma scolarité à Courtrai (BE). Un jour, alors que j’attendais le train pour la énième fois, l’ennui m’a poussé à ramasser trois pierres, et je me suis mis à jongler. J’ai fondé un club de jonglage, “Gravité”, avec Hans Vanwynsberghe et Matthias Vermael, et c’est ainsi que tout a commencé. Je n’ai jamais ni participé à un atelier de cirque ni suivi de formation professionnelle. Au terme de mes études secondaires, je suis allé à l’université. Le terme “étudier” est peut-être un peu exagéré dans mon cas ; j’ai surtout jonglé pendant mes études de philosophie à l’université – la hauteur des auditoires s’y prêtait parfaitement. Mon diplôme m’y attend toujours. Pourquoi devrais-je aller le chercher ? Il n’a servi à rien. »

Car Guy a aussitôt commencé à se produire avec des amis jongleurs à Lille, lors de festivals, lors d’événements privés et dans des cabarets. Le spectacle Mambo Circus surtout, un duo avec sa femme Anne-Agathe Prin (chargée de diffusion des compagnies De Fracto et Les Fauves), a bien marché. « Je jouais le rôle d’un jongleur macho ; Anne-Agathe était mon assistante un peu cruche. C’était une pure parodie. Sans doute avons-nous trop bien joué la comédie puisque de nombreux organisateurs ne se sont pas rendu compte qu’il s’agissait d’une parodie », s’amuse Guy.

der lauf

Dix ans plus tard, on lui propose de participer à un numéro de jonglage de Gandini Juggling pour le Cirque du Soleil à Macao. « Ma femme étant enceinte, elle ne pouvait pas se produire sur scène. Alors, cette sollicitation tombait à point nommé. J’y suis finalement resté deux ans. » Il porte un regard précautionneusement critique sur les expériences qu’il y a vécues. « Vu de l’extérieur, le Cirque du Soleil représente l’idéal absolu, le symbole de la réussite. L’aspect positif est que ça m’a finalement valu le respect de mes parents, tous deux médecins. Quand j’étais jeune, ils confisquaient mes massues de jonglage et les cachaient dans leur chambre. Ils ne voyaient pas d’avenir dans une carrière au cirque. Ce n’est qu’à partir du moment où j’ai travaillé pour le Cirque du Soleil qu’ils ont osé dire à leurs amis que j’étais jongleur. »

« Malheureusement, la réalité se révèle toujours être bien éloignée du rêve. C’est tentant, c’est vrai : le Cirque du Soleil vous paie grassement, et vous avez toute une flopée de personnels soignants aux petits oignons avec vous. Le revers de la médaille, c’est que vous êtes votre propre prisonnier : Macao est une grande ville qui fait la part belle au jeu et à la prostitution. Il n’y a que quelques grands spectacles à voir. Vous êtes un simple artiste exécutant et vous devez renoncer à votre liberté artistique. »
 

Célébration de l’échec

Après vingt ans de carrière, ce Lauf der Dinge est une expérience totalement inédite pour Guy. N’ayant proposé que de petits numéros dans le circuit commercial et étant surtout fan de jonglage traditionnel, il crée pour la première fois un spectacle plus long qui flirte avec les codes du cabaret classique et du cirque contemporain. « Avant, j’avais un numéro d’assiettes tournantes que je présentais souvent lors de soirées privées. Je maîtrisais tellement bien la technique que j’ai lâché en plaisanterie à Eric Longequel (jongleur des compagnies Ea Eo et De Fracto) que je serais parfaitement capable d’exécuter le numéro avec un seau sur la tête. Eric y a vu l’opportunité de changer complètement de cap. »

« La méthodologie est totalement différente : dans le cas d’un spectacle court, il suffit d’avoir une bonne idée et de la mettre en œuvre. Subitement, on passe à autre chose. Il est question d’intrigue, d’intentions, de dramaturgie, etc. », dit Guy en riant. « C’est la première fois à présent que je fais l’expérience de la sérénité et de la liberté de pouvoir créer. C’est tout à fait différent du circuit privé où tu t’entraînes, pour ainsi dire, à faire tes petits tours entre la poire et le fromage. La possibilité de travailler sur un projet qui n’est pas axé seulement et uniquement sur la performance instantanée est un luxe incroyable. »

Guy a souvent été en conflit avec lui-même sur ce point, à savoir la manière de vivre une vie mue par les attentes, que ce soit les attentes de ses parents, d’un mégacirque ou de donneurs d’ordre privés. S’affranchir de la performance était une nécessité pour Guy, non seulement sur le plan artistique, mais aussi sur le plan mental. « Der Lauf der Dinge est tout l’inverse d’un numéro de jonglage. Généralement dans un spectacle, tout doit se dérouler comme prévu, tout est réglé comme du papier à musique : le nombre de balles, le type de lancer et le rythme de la musique. C’est comme réaliser un rêve. Si vous laissez tomber une balle, votre numéro est raté. J’ai eu beaucoup de mal avec ça à un moment donné ; le stress me paralysait. Je me trouvais décevant dans ma quête de perfection. C’est pour cette raison que Der Lauf der Dinge est un soulagement pour moi. Si tout part en vrille, ça fait partie du jeu. Ce n’est pas gênant, tu comprends ? Cela me permet d’être faillible. Plutôt que m’accrocher à tout prix au rêve, je peux maintenant embrasser les imperfections et accepter que les choses se déroulent comme elles se déroulent. »
 

Lâchez-vous

Le spectacle Der Lauf der Dinge est basé sur le film éponyme réalisé en 1987 par Peter Fischli et David Weiss. Ce film de 29:45 minutes montre une série de réactions en chaîne où l’on voit des pneus de voiture, des échelles, des chaises, des ballons, des poutres et des planches en bois s’enflammer, tomber, fondre et exploser. Dans le spectacle de Guy, le public suit le cours des choses à travers différentes mises en scène avec des réactions en chaîne qui s’inspirent de la fête foraine ou du cabaret : le bonneteau, le chamboule-tout et le numéro d’assiettes tournantes… mais en y ajoutant systématiquement sa petite touche personnelle.

Der Lauf

Qui eût cru que ce numéro vu et revu pouvait encore susciter autant d’enthousiasme ? « Numéro 1 ! Numéro 2 ! Numéro 6 ! » crie le public tandis que Guy, aveuglé par le seau sur sa tête, tente de manipuler les assiettes tournantes. Les enfants s’époumonent et, après quelques hésitations, les adultes leur emboîtent le pas. « Souvent, les adultes ne réalisent pas à quel point ils sont tenus par les règles que nous nous imposons. Au début du spectacle, on voit les parents, d’un air quelque peu méprisant, donner la permission à leurs enfants de s’amuser un peu avec ce demeuré, mais à moment donné, ils se libèrent de leurs inhibitions et déjantent eux aussi. Ça me procure une véritable sensation de victoire », sourit Guy. « Lors d’une répétition générale pour un spectacle scolaire au Prato à Lille, les élèves étaient tellement déchaînés que les techniciens sont allés chercher de l’aide parce qu’ils pensaient que la situation était involontairement en train de déraper. Mais je ne crée pas seulement du chaos. Parallèlement à cela, on voit comment le public s’organise en devinant, par exemple, les bons numéros qui se cachent sous un seau. »
 

Plaisirs coupables/innocents

En apparence, Der Lauf der Dinge est un simple divertissement, mais la participation du public met aussi d’autres mécanismes en lumière. C’est le grand moment charnière où le public se met à jouer un rôle actif dans le spectacle. Ce moment où le silence est rompu, d’abord discrètement dans un murmure avant que les cris enflent et que tout le monde se permette de réagir sans retenue. Lors du numéro d’assiettes tournantes, certains crient les bons numéros. Mais progressivement, une bande de petits plaisantins se met à éprouver un malin plaisir à gâcher le spectacle en criant les mauvais numéros pour voir des assiettes se fracasser au sol. Ça aussi, ça fait partie de l’humain, dont la nature est à la fois empathique et perverse. Nous admirons ceux qui réussissent, mais nous aimons tout autant voir une personne échouer. Un concentré de la vie. En ce sens, Der Lauf der Dinge est une société miniature dans laquelle les gens se contrecarrent et collaborent. Spectacle jonglant avec l’attente et la surprise, il se développe un jeu de pouvoir sacrément intelligent entre l’artiste et le public.

Guy lui-même décrit le spectacle comme quelque chose qui se situe entre les Jeux sans frontières et un film de David Lynch. Le personnage douteux en costume de lapin qui lance des bonbons pour récompenser le public, par exemple, fait tout autant partie de l’absurde de ce spectacle. Il s’agit d’une critique ouverte de l’industrie du divertissement que Guy connaît si bien et qui, lorsque la foule se précipite sur les bonbons, n’est pas sans rappeler le pain et les jeux romains. Car la légèreté et le ludisme du début peuvent parfaitement dégénérer en agressivité. Surtout lorsque l’individu se retrouve à agir dans un cadre collectif. Ainsi, le divertissement apparemment innocent qu’est Der Lauf der Dinge prend une dimension intrinsèquement politique. Le dernier numéro qui rappelle le jeu de massacre à la fête foraine dégénère en ce que Guy appelle la « lapidation » : un rituel purificateur, une catharsis, qui permet aux spectateurs de se libérer ensemble.

Au début de Der Lauf der Dinge, le public reçoit un texte qui, en apparence, traite du déroulement du spectacle. Mais si on le consulte après la représentation, on constate qu’il parle de la vie elle-même. Peut-être alors que, de manière inattendue, ce cours de philosophie vous a apporté davantage. Guy a raison. Ce n’est pas un spectacle. Bienvenue.


Cet article est paru dans Circusmagazine #62 (mars 2020) // Auteur : Liv Laveyne // Photos : Michiel Devijver // Traduction française : Laurence Englebert