Jesse Huygh à propos du cirque comme mode de survie

Jesse Huygh souffre de mucoviscidose depuis de nombreuses années. Si on eût pu croire que la maladie allait l’obliger à s’arrêter définitivement, même le coronavirus ne l’a pas fait renoncer. C’est avec l’aide d’un appareil à oxygène et de sa partenaire Rocio Garotte que Jesse a créé À 2 mètres, un spectacle qu’il souhaite également présenter en tournée dans le secteur des soins de santé.

A 2 mètres

Trouver un second souffle : c’est ce que fait littéralement l’artiste de cirque Jesse Huygh avec le spectacle À 2 mètres. Sa spécialité, le mât chinois, lui demandait un effort physique de plus en plus important. Ses difficultés respiratoires l’empêchaient pratiquement de se produire en spectacle. Cette contrainte l’a amené à se mettre en quête d’opportunités : il s’est alors équipé d’un appareil à oxygène portatif.

On ne parle pas d’un mètre et demi de distance minimum comme à l’époque du Covid, mais de deux mètres maximum, soit la distance qui sépare Jesse de son appareil. Sa partenaire de cirque Rocio porte cette charge mentale, mais aussi physique avec lui. Il en résulte un spectacle empreint de sensibilité qui met en lumière la dure réalité, mais aussi l’espoir. Un spectacle qui illustre littéralement les thématiques « prendre soin » et « trouver du soutien ». Et on y parle aussi de la distance qui relie véritablement les gens.

C’est également ce qui ressort des nombreuses réactions suscitées par la performance. La mère d’une patiente souffrant de rhumatisme a confié à Jesse que le spectacle avait convaincu sa fille de se mettre à la gymnastique, alors qu’elle pensait ce sport hors de sa portée.


Carte de handicapé

« Qu’est-ce que ça fait de souffrir de mucoviscidose ? » Il tousse et crache des glaires. « C’est ça, la mucoviscidose. Parfois, j’ai l’impression de me noyer. » C’est à l’âge de 12 ans que Jesse Huygh a été diagnostiqué comme étant atteint de mucoviscidose, ou fibrose kystique, une affection héréditaire caractérisée par d’importantes difficultés à expectorer le mucus sécrété par différentes parties du corps. L’espérance de vie est nettement plus faible, principalement à cause des complications pulmonaires. « Initialement, les médecins avaient estimé que je vivrais jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans. J’en ai trente aujourd’hui », dit Jesse sans sourciller. « Le cirque est ma façon de vivre pleinement la vie, quelles que soient les contraintes. C’est aussi le message que je veux transmettre au public : il y a toujours de l’espoir, même si la vie peut prendre des voies insoupçonnées. » Pour diffuser ce message, il ne se contente pas de présenter son spectacle lors de festivals ou dans des théâtres. Il met aussi au point une version qui fera la tournée des hôpitaux, des sanatoriums et des centres de soins résidentiels à partir du printemps.

« Mon état de santé s’est fortement détérioré ces dernières années. Il y a huit ans, je pouvais traverser un pont sans problème ; aujourd’hui, je dois faire au moins trois pauses pour pouvoir le franchir. J’ai toujours du mal à accepter ce constat. Quand on souffre d’une maladie dégénérative, l’aspect mental est plus difficile que l’aspect physique (puisque certaines fonctions du corps déclinent progressivement, NDLR). Jusqu’où ira la maladie ? Et quand ma dernière heure va-t-elle sonner ? »

« Une maladie invisible génère souvent de l’incompréhension. Pour vous donner un seul exemple : j’ai une carte de handicapé, mais je peux vous dire que j’ai parfois peur de la sortir quand je vois les regards réprobateurs qui me sont lancés au moment où je décharge un mât de cirque de ma voiture… Dans un groupe de soutien sur Facebook, j’ai entendu d’autres histoires similaires vécues par des compagnons d’infortune. Les gens ne savent pas qu’une personne atteinte de mucoviscidose doit consacrer au moins deux heures par jour à sa maladie pour pouvoir fonctionner à peu près normalement : faire des aérosols le matin et le soir, utiliser de temps à autre des inhalateurs, avaler 25 pilules et faire des exercices de drainage (expectorer les amas de mucus à l’arrière des poumons). Si je ne fais pas tout ça, j’étouffe. »

A 2 mètres


Tous ensemble

Malgré sa maladie, Jesse a toujours fait beaucoup de sport et pratiqué le cirque de manière intensive. « Tout simplement parce que bouger est bénéfique pour une personne atteinte de mucoviscidose. Le poumon est la combinaison d’un organe et d’un muscle – muscle que l’on peut entraîner. Devenir un artiste de cirque professionnel était et est une façon pour moi de faire un pied de nez à la maladie et de lui dire qu’elle ne m’aura pas. »

Après avoir travaillé chez l'école de cirque Ell Circo d’Ell Fuego, il est allé se former à l’École supérieure des arts du cirque à Bruxelles. « J’ai remporté la première manche, mais lors des entretiens de suivi avec le médecin du sport, j’ai dû remuer ciel et terre pour être admis. » Jesse a eu gain de cause. Après sa formation, il travaille avec des cirques de renom tels que la compagnie canadienne Cirque Éloize et la compagnie australienne Casus et parcourt le monde. Toutefois, le luxe d’être un artiste exécutant – il ne doit s’occuper de rien et se contenter de présenter son numéro – finit par ronger ses propres ambitions artistiques. Avec quelques compagnons, il fonde la compagnie Collectif Sous le Manteau et réalise une première production, Monstro, entièrement dédiée au mât chinois. Cependant, Jesse est contraint d’arrêter en pleine tournée à cause d’une aggravation de sa maladie.

« C’est chouette de constater la solidarité qui règne au sein d’un collectif. Au début, nous jouions encore des séries de quatre représentations, et je jouais dans l’une d’elles. Puis, j’ai senti que je n’en étais plus capable non plus, que je n’avais pas assez d’oxygène et que j’avais des vertiges. J’ai réalisé que cela ne pouvait pas continuer de la sorte. Je ne mettais pas seulement ma vie en danger, mais aussi le groupe. Les dates étant fixées, je ne pouvais pas garantir d’être capable de jouer, et il était possible que je doive m’arrêter en pleine représentation. J’ai été une source de lourdeurs et de complications. L’admettre et lâcher prise a été difficile. La première représentation qui s’est jouée sans moi a été un moment extrêmement émouvant. En même temps, je savais aussi que même si je n’étais pas présent sur scène, c’est comme si nous y étions tous ensemble. Dans l’intervalle, nous avons développé une petite forme avec le Collectif Sous le Manteau ; elle nous permet de jouer avec trois acrobates interchangeables, de sorte que je peux de temps en temps participer si ma santé le permet. Je réalise de plus en plus que pour être respecté, il faut oser être honnête quant à ses capacités. »


Pingouins et autres oiseaux

En mai 2020, la vie de Jesse ne tient qu’à un fil. « Quand le médecin m’a appelé pour m’annoncer que j’avais le coronavirus, j’ai écrit dans mon carnet de notes : “Voici venu le partenaire latent : la peur.” J’ai été le premier patient atteint de mucoviscidose en Belgique à être touché par le Covid-19. Personne ne savait comment ça allait se terminer. Moi et beaucoup de gens autour de moi, nous nous sommes dit : “Ça y est. Ce fut chouette, mais bref. Adieu !” Physiquement, j’ai vécu un enfer les premiers jours, mais à l’hôpital, la solitude et l’ennui se sont ajoutés à la peur. J’ai l’habitude de passer du temps dans les hôpitaux, mais avant, lorsque c’était le cas, j’avais des amis qui venaient me voir et, au moins, nous passions un bon moment ensemble. Une fois que tu es atteint du coronavirus, tu ne vois plus que des pingouins. C’est ainsi que j’appelais les infirmières revêtues de leur coiffe et de leur tenue de protection. De l’être humain, on ne voyait plus que le regard. À la longue, le seul moment que j’attendais avec impatience, c’est celui où un oiseau venait se poser sur une branche d’arbre près de ma fenêtre tous les jours vers la même heure. C’est alors que l’idée a germé : “Et si on pouvait voir un spectacle par la fenêtre, depuis son lit d’hôpital ?” Rocio (Garotte, NDLR), ma partenaire de cirque et ma providence, a tempéré mon enthousiasme en disant : “Rétablis-toi d’abord et dis-toi que tu ne pourras de toute façon pas te produire sur scène sans oxygène supplémentaire.” »

Sa réserve bien intentionnée a rendu Jesse encore plus déterminé. « À cette époque, j’écoutais beaucoup de slam d’artistes français comme Grand Corps Malade (Fabien Marsaud, NDLR) et Gaël Faye. J’y ai puisé beaucoup de force. Ce sont des paroles qui font aussi partie du spectacle à présent. J’ai intégré mon appareil à oxygène comme un instrument indispensable. Admettre que je n’étais plus capable de me passer de mon appareil m’a procuré une sensation d’échec au début, mais j’ai appris à le considérer comme un compagnon de jeu. De temps en temps, je dois faire une pause pendant le spectacle pour reprendre mon souffle et mesurer ma saturation. Auparavant, je me serais caché pour le faire. Maintenant, ce combat fait partie du spectacle. J’accepte de montrer que tout n’est pas rose. C’est la vie. »

A 2 mètres

Soutien et providence

« Le spectacle parle d’un combat personnel qui me contraint, mais j’espère qu’il transcende l’histoire individuelle. Le message n’est pas “c’est quoi mon problème ?”, mais “comment gérons-nous les contraintes, en tant que société et mutuellement ?” ». Rocio, l’absente constamment présente, est cruciale sur scène. Elle porte l’appareil à oxygène de Jesse, veille à ce qu’il ne s’emmêle pas dans le fil, attend patiemment qu’il reprenne son souffle, le relève lorsqu’il éprouve des difficultés. Elle est sa providence physique et mentale. « Nous sommes volontairement restés flous sur l’identité de Rocio parce qu’elle existe en fonction de moi, comme c’est le cas pour beaucoup d’aidants proches. Car tous vos faits et gestes, et donc votre être entier, sont déterminés par l’état de la personne dont vous vous occupez. Un tel dévouement peut être admirable, mais aussi très cruel puisque vous renoncez pratiquement à vous-même en tant qu’individu. »

C’est la raison pour laquelle Jesse souhaite présenter le spectacle au secteur des soins de santé spécifiquement, tant aux personnes qui nécessitent des soins et qu’aux personnes qui apportent leur aide. Il met au point une version spécifique à cet effet, avec un spectacle aussi mobile que possible. Ceci s’entend au sens littéral puisqu’il a monté un mât chinois à l’arrière d’une camionnette afin de se produire n’importe où : sur les parkings d’hôpitaux, sur les terrasses des centres de soins résidentiels ou sur une pelouse au bord des dunes. Il planche aussi actuellement sur un système audio pour les chambres des établissements de soins, afin que même les personnes qui ne peuvent pas se déplacer puissent entendre la bande sonore et voir le spectacle depuis leur fenêtre. Pour ce qui est du texte, Jesse collabore avec le psychologue de l’hôpital bruxellois qui le suit depuis des années. « Je veux présenter une histoire positive, mais nuancée, sans occulter la réalité. Je veux montrer que repousser les limites est une bonne chose, mais qu’il est tout autant acceptable d’admettre les contraintes et d’accepter de l’aide. »


Carpe diem

Si les perspectives pour les patients atteints de mucoviscidose étaient plutôt sombres par le passé, la science a engrangé des résultats prometteurs ces dernières années. Bien qu’il n’y ait pas de remède, la maladie devient tout de même de plus en plus vivable. « En mai, j’ai commencé un nouveau traitement qui fonctionne selon la modulation de l’expression des gènes. Ma capacité pulmonaire est donc passée de 38 à – après le dernier test effectué il y a trois jours – 59 %, ce qui m’amène à parfois utiliser l’appareil à oxygène uniquement comme accessoire pendant le spectacle », sourit Jesse.

« À douze ans, j’ai fait une dépression. S’entendre dire qu’on n’atteindra jamais l’âge de vingt-cinq ans ne laisse pas indemne, même si on n’est qu’un enfant. Depuis lors, j’ai appris à vivre selon la philosophie contenue dans les mots carpe diem. Et puis, ce n’est pas tout : je n’ai pas besoin d’épargner pour ma pension, par exemple, mais j’ai également rayé de ma liste la vie de couple ou le fait d’avoir des enfants, car vous les rendez responsables de la douleur que vous partagez. C’est maintenant seulement qu’apparaît une lueur d’espoir à l’horizon, la conviction qu’une vie plus longue m’attend après tout. Je cueille encore le jour. Mais prudemment, j’ose aussi espérer demain. »

  • 2 mètres = la distance que les patients atteints de mucoviscidose doivent garder par rapport aux autres pour éviter toute contamination
  • 2 mètres = la distance du fil reliant Jesse à son appareil à oxygène
  • ADM = évoque le mot néerlandais « adem » (« souffle »)
  • À 2 mètres = le nouveau spectacle de Jesse Huygh

Cet article est paru dans Circusmagazine #68 (septembre 2021) // Author : Liv Laveyne // Photos : Gaetan Dardenne // Traduction française : Laurence Englebert