Sinking Sideways à propos de leur premier-né « René »

Le wipwap. C’est ainsi que les acrobates au sol Xenia Bannuscher et Dries Vanwalle ont baptisé le mouvement de groupé roulé avant et arrière exécuté sur leur colonne vertébrale. Tous deux sont sortis en juin 2020 de l’école de cirque Codarts à Rotterdam, où ils se sont spécialisés dans l’acro-danse. C’est là qu’ils ont posé les bases de leur groupé roulé, mais c’est avec René – le tout premier spectacle de leur compagnie Sinking Sideways – qu’ils tentent aujourd’hui d’aller au bout de l’exploration de ce mouvement. Forcément tout en détente.

Sinking Sideways

Ils partagent sur Instagram les photos des ecchymoses qui donnent à leurs vertèbres dorsales une apparence reptilienne. L’entretien est truffé de subtilités. Entre douleur et plaisir, entre silence et parole. Ou, pour en remettre une couche, entre danse et cirque.

Xenia Bannuscher : « Si nous qualifiions notre discipline “danse”, on ne nous demanderait pas ce dont il s’agit. »

Dries Vanwalle : « Notre discipline s’appelle l’acro-danse. Ce mot me fait une impression étrange : je ne pense pas que j’oserais un jour me qualifier de danseur, même si je ne devais participer qu’à des spectacles de danse et réaliser exactement la même performance que tous les autres danseurs. Tout simplement parce que j’ai fait l’école de cirque et que je n’ai pas de diplôme de danseur. »

Xenia : « Qualifier notre discipline de “danse”, ce serait en quelque sorte chercher la facilité, profiter d’un genre artistique déjà établi. L’acro-danse est aussi ma formation de base et un art auquel j’entends apporter ma contribution. Le cirque évolue dans tellement de directions différentes. C’est très gratifiant d’apporter sa pierre à l’édifice. Les danseurs pourraient également réaliser cette performance, mais le chemin qu’ils emprunteraient pour y parvenir serait tellement différent. »


Terre à terre

Les deux artistes, qui ne sont pas encore sous le feu des projecteurs, observent le public prendre progressivement place. De petits gestes trahissent leur aspiration à se concentrer : leurs mains agitées, le fait de ramasser un mouton de poussières sur les tapis. Puis les deux corps entrent en scène. Après un bref hochement de tête vient le premier groupé roulé qui s’arrête aussitôt sur un mouvement de bascule arrière, les jambes en l’air. Quarante minutes plus tard, tous deux sont toujours en train d’exécuter des groupés roulés. Le crissement des tapis en caoutchouc censés soulager leur colonne vertébrale donne la mesure. Leur dos reste en contact avec le sol tout au long de la performance, comme si cela les rendait aussi terre à terre au sens figuré.

(c) Michiel Devijver

Xenia : « Je pense que c’est inhérent à notre discipline : explorer le sol, rencontrer la terre. »

Dries : « Nous nous servons de nos corps à cet effet. Il m’est arrivé de jongler par le passé, mais cela fait très longtemps que je n’ai plus fait de numéro d’improvisation avec des objets. »

Xenia : « Nous n’avons pas d’autre accessoire que le sol pour travailler. Parfois, nous nous demandons si c’est assez, si c’est suffisamment “circassien”. Du coup, c’est la simplicité qui est mise en avant. Cela nous oblige à utiliser le sol exclusivement et à ne pas nous en éloigner en ajoutant toutes sortes de couches ou d’éléments. Je me sens beaucoup plus vulnérable lorsque j’utilise un objet avec lequel je dois être en relation. »

René joue sur la répétitivité et la synchronisation. Comment travaillez-vous pour y parvenir ?

Dries : « Nos deux corps sont très différents. Je mesure 1,80 m et toi… »

Xenia : « 1,65 m. »

Dries : « Il y a donc une grande différence de taille entre nous. En plus, mes bras sont relativement longs. Ce qui complique la synchronisation. »

Xenia : « Nos deux corps fonctionnent différemment. »

Dries : « Soit nous filmons les répétitions, soit nous nous observons mutuellement, pour voir comment l’autre exécute le mouvement. Si je vois qu’elle pousse ses jambes plus haut, par exemple, ou que je place mes bras différemment, nous trouvons un juste milieu pour l’exécution du mouvement. Ou alors j’essaie sa façon de faire pour trouver la meilleure méthode, pour nos deux corps. Une fois que nous avons identifié le bon procédé, nous essayons d’assimiler la méthode adoptée. »

Xenia : « La musique est basée sur le son d’un métronome. Nous pouvons donc synchroniser les mouvements avec ce rythme. Mais il arrive aussi que l’un perde la mesure et que l’autre doive s’adapter. »

Dries : « La synchronisation est très importante, mais il est intéressant également de voir comment deux corps différents se déplacent et où se situent les différences dans un même geste. Nous reproduisons les mouvements encore et encore, afin que les spectateurs aient le temps de remarquer les similitudes et les différences. Nous n’amplifions pas consciemment ces différences ; elles existent de toute manière. »

Xenia : « Par exemple, lorsque nous nous accroupissons et que nous balançons nos bras, les mains de Dries touchent le sol, car ses bras sont très longs, tandis que les miens ballottent dans l’air. Ce sont sur des détails comme ceux-là, aussi insignifiants soient-ils, comme une différence de longueur de bras, que je voudrais que le public se concentre. J’aimerais que les spectateurs voient ce qui se cache derrière la simplicité. Il est possible qu’ils se disent au début : “Mais vous allez vous rouler par terre comme ça tout le temps ?” et qu’ils opposent une certaine résistance, mais au bout d’un moment, ils entrent dans une sorte d’état de transe, puis d’excitation au moindre changement que nous apportons dans ce mouvement perpétuel. »

Est-ce notre rapport à la répétitivité que vous exploitez de façon approfondie dans cette création ?

(c) Michiel Devijver

Dries : « C’est un des thèmes que nous explorons. »

Xenia : « Pour moi, il s’agit aussi de ce qu’est, ou de ce que peut être, le cirque. On dit souvent que le cirque est synonyme de risque. Je pense que cela s’applique également à notre discipline. Tout est chorégraphié. Le risque réside dans les erreurs que nous sommes susceptibles de commettre lors des interminables répétitions. Mais aussi dans cette répétition elle-même : certains trouveront peut-être cela très ennuyeux. Et cela peut se comprendre, bien sûr ; tout le monde n’est pas obligé d’aimer. Mais si vous êtes disposé à vous prêter au jeu, le suspense de la répétition et le risque qu’elle comporte deviennent intéressants. »

Dries : « C’est aussi épuisant physiquement d’exécuter sans cesse le même mouvement pendant quarante minutes. »

Xenia : « Quarante et une ! »

Dries : « Le mouvement de bascule n’est pas si pénible que ça en soi, mais il devient épuisant à la longue. »

Xenia : « J’aime beaucoup le côté répétitif. J’ai l’impression d’avoir peut-être fait un pas dans cette direction. J’écoute les mêmes chansons en boucle, pendant cinq heures parfois, ou je pose des gestes répétitifs comme relier un livre. »

Dries : « C’est quelque chose que je ne comprends pas. J’apprécie le côté répétitif de René, mais de là à écouter la même chanson pendant des heures… Deux fois, c’est déjà beaucoup pour moi. »

Xenia : « Pendant le spectacle, se sentir entrer dans un état de concentration et de transe est une sensation très particulière ; le corps s’exécute machinalement sans que la tête ait à réfléchir. Je peux alors me concentrer sur la position de mes doigts, par exemple. »

Dries : « Le corps prend le contrôle. »

J’ai vu des photos d’ecchymoses sur vos dos. Quel est votre rapport à la douleur ?

Xenia : « Je ne le vis pas de manière négative. J’ai fait du sport toute ma vie et j’aime pousser mon corps à atteindre une excellente maîtrise. Ceci dit, je ne pense pas que la douleur soit nécessairement inhérente au cirque. La souffrance peut-être, d’une certaine manière : quelle que soit l’approche, le cirque est une question d’entraînement et de concentration. Et là, il arrive un moment où vous vous dites que vous n’êtes pas assez bon, ou que cette répétitivité incessante vous pèse. C’est une souffrance mentale. Malheureusement pour nous, cette performance implique également de la douleur physique. »

Dries : « Au début, nous tenions absolument à travailler au sol sans tapis afin de pouvoir partir en tournée en empruntant les transports publics. Mais ma colonne vertébrale est assez saillante. J’effectue constamment des mouvements de roulement sur mes vertèbres dorsales, et toi, sur les muscles latéraux du dos. Au bout d’un moment, ça brûle. »

Pensez-vous que ce soit sans risque pour la santé ?

Xenia : « Cela peut être très néfaste pour la santé, mais je pense que nous connaissons les limites de notre corps. La relation que nous entretenons, Dries et moi, nous permet d’exprimer sereinement notre fatigue ou notre douleur à l’autre. Lorsque cela arrive, nous intercalons un jour de repos physique et, à la place, nous travaillons sur ordinateur ou nous discutons. Si nous travaillions dans le cadre d’une production tierce, je me forcerais probablement plus et j’éprouverais davantage de difficultés à faire part de la souffrance de mon corps. Tu me regardes comme si tu n’étais pas d’accord ?!? »

Dries : « Je ne sais pas. J’ai l’impression de savoir comment prendre soin de mon corps. Mais il arrive que je force, tout simplement, même si je sais que c’est stupide. Toi aussi, tu fais ça. »

Xenia : « C’est probablement typique des artistes de cirque. »


Sinking sideways

Xenia : « Dès le départ, nous savions parfaitement ce que nous voulions faire avec René ; nous partagions les mêmes sentiments et les mêmes pensées à ce sujet. À aucun moment, nous n’avons eu une vision diamétralement différente de ce que devait être le spectacle, et nous n’avons donc pas eu besoin de faire de compromis majeurs. Nous ne nous sommes pas retrouvés dans une situation où l’un de nous deux voulait la présence d’un clown sur scène. »

Sinking Sideways est en fait un trio et non un duo. Pour la deuxième création intitulée Cécile, Raff Pringuet se joint au duo.

Dries : « Je déteste encore et toujours le mot wipwap. »

Xenia : « Pourtant, ce mot a du sens : nous exécutons un mouvement de wipwap. »

Dries : « Je sais, mais j’aimerais quand même le remplacer par un autre mot un jour. »

Xenia (d’un air faussement sérieux) : « Nous nous y tenons maintenant. »

Épilogue

Cet article est paru dans Circusmagazine #68 (septembre 2021) // Auteur : Ine Van Baelen // Photos : Michiel Devijver // Traduction française : Laurence Englebert